J’ai étudié le russe de la 4e à la terminale, et cette particularité linguistique m’a toujours frappé. Le russe est une langue magnifique par ses sonorités et la richesse de son vocabulaire. Elle a d’ailleurs des similitudes avec l’hébreu, dans le sens où les verbes ne sont pas conjugués au passé, au présent ou au futur (conception rationnelle occidentale) mais présentent deux aspects : l’imperfectif et le perfectif, c’est-à-dire l’action en train de se faire et l’action achevée (en hébreu, on parle d’inaccompli et d’accompli). Cela pour dire que la culture du peuple russe s’inscrit dans un univers mental plus oriental qu’occidental. Et nous savons bien que l’Orient a eu et a encore beaucoup de mal à séparer Dieu et César : le « basileus » oriental (et le tsar en était un !) est un lieutenant de Dieu. Ce qu’il fait et décide est l’expression de la volonté divine. Cela peut expliquer le double sens de « Mir », notion à la fois spirituelle (désignant la paix) et politique (signifiant le monde).
Aujourd’hui la Russie est mise au ban des nations pour son agression inacceptable d’un peuple voisin, qui pourtant partage l’essentiel de sa culture. Comment un pays qui a produit Dostoïevski, Pouchkine, Tchaïkovski et Kandinsky a-t-il pu en arriver là ? La même question s’est posée quant à la patrie de Bach, Goethe, Dürer ou Kirchner : comment le peuple allemand a-t-il pu adhérer aux théories délirantes et mortifères d’un dictateur fou ? Il n’y a sans doute pas de réponse simple à cette question : les humiliations de l’histoire jointes à une sacralisation de la terre, de la race ou du chef peuvent provoquer ce genre de mélange explosif.
En Europe, le réveil est brutal : l’ambassadrice de France auprès de l’OTAN, Muriel Domenach évoquait lors d’une récente conférence au sujet de la guerre en Ukraine « la fin de la sieste » : les Européens ont engrangé pendant 70 ans les « dividendes de la paix » et ont estimé que la défense n’était plus une priorité, puisque la paix et la démocratie étaient durablement installées…En tant que chrétiens, nous ne pouvions que partager ce rêve, et voilà qu’il nous faut revenir au vieil adage rebattu : « Si vis pacem, para bellum », (si tu veux la paix, prépare la guerre). Bénéfice secondaire de la guerre : une Europe à nouveau soudée autour de ses valeurs fondamentales, interpellée dans sa torpeur consumériste par un peuple ukrainien au courage admirable. Mais à quel prix…
On pourrait dans ces circonstances être tenté de céder au pessimisme ou au désespoir, mais peut-être faut-il plutôt, en tant que chrétiens protestants, renouer avec les fondamentaux du message d’un Luther inspiré par l’apôtre Paul : oui l’homme est fondamentalement et irrémédiablement mauvais, incapable par lui-même de faire le bien et de sauver le monde. Oui, Dieu est fondamentalement et irrémédiablement bon et peut lui seul sauver le monde. Pessimisme radical sur l’homme, optimisme radical sur Dieu. Ce « tiers extérieur » sur qui nous n’avons aucune prise peut seul nous délivrer de la sacralisation de la terre, de la race ou du pouvoir. En désenchantant le monde, en donnant à l’humain son autonomie, Dieu lui donne la possibilité d’être « raisonnable », de faire usage de la raison pour bâtir un monde fraternel et solidaire. Sans magie et sans effet spéciaux. Dans l’humilité de l’engagement quotidien de chacune et chacun, tous appelés à être artisans (« fabricants ») de paix et à devenir ainsi enfants de Dieu (Matthieu 5, 9). La période du Carême dans laquelle nous sommes entrés est un temps de lucidité sur nous-mêmes, sur notre société et notre monde ; un temps de « désenchantement » et de jeûne de nos trop-pleins matériels, intellectuels ou même spirituels. Dans le clair-obscur de ce monde, où les méchants semblent triompher, nous sommes invités à suivre le Christ qui a donné sa vie, victime de la haine et du mensonge, de l’injustice et de la violence. Peut-être ce chemin ne nous sera-t-il pas épargné, mais nous savons que la croix du supplice est devenue l’arbre de la vie et de la résurrection.
« La nuit est avancée, le jour approche. Dépouillons-nous donc des œuvres des ténèbres, et revêtons les armes de la lumière » Rom. 13, 11-13.
Pour que МИР signifie à nouveau « paix » et « monde » !
Christian ALBECKER