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L'auteur Christian Albecker

Président de l'UEPAL, président de l'Église protestante de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine, président de la Conférence des Églises riveraines du Rhin

Thème de la réflexion : Interreligieux, Politique

Qu’est-ce que la vérité ?

Lors d’une récente veillée de Carême, l’une des célébrantes a évoqué le « Carême du monde » : le chemin vers Vendredi saint et Pâques est certes une démarche spirituelle et intérieure, mais nous ne saurions nous recueillir en fermant les yeux sur le monde. Un monde dans lequel la Passion du Christ est partagée par les millions de personnes qui souffrent des passions mortifères qui conduisent à la violence et à la guerre. Parmi les situations qui interpellent notre conscience, celle d’Israël-Gaza, sur la terre-même où Jésus a vécu, a souffert et a été crucifié, nous bouleverse tout particulièrement.

Les massacres d’octobre perpétrés par le Hamas nous ont toutes et tous horrifiés par leur sauvagerie. Et la terrible répression israélienne que le pasteur Sani Ibrahim Azar, évêque luthérien palestinien, craignait dès les premiers jours, n’a pas manqué de se produire. Dans cet engrenage et cette situation terriblement complexe, il faut distinguer entre la dimension politique et les aspects religieux. Disant cela, je reste persuadé que nos convictions religieuses peuvent et doivent interpeller de manière critique les décisions politiques, mais qu’il faut se garder de toute confusion entre les deux sphères. Une de ces confusions vient précisément de la notion de Terre Sainte. Dès lors qu’un peuple revendique un droit sur une terre ou un lieu parce que Dieu l’habiterait ou le lui aurait donné, le conflit est en germe. Pour les protestants, il n’y pas de terre sainte ou de lieu saint : Dieu seul est saint, et la terre appartient à tous les vivants, qui ont une égale dignité. « Il n’y a pas d’étrangers sur cette terre » nous rappelle La Cimade dans l’une de ses devises.

Il n’en reste pas moins que tous les humains ont le droit d’avoir un lieu où résider en sécurité. C’est le prophète Michée (4,4) qui en exprime la conviction : « Chacun cultivera en paix sa vigne et ses figuiers sans que personne l’inquiète. C’est le Seigneur de l’univers lui-même qui parle ». Mais cette espérance n’est pas un droit des uns au détriment des autres, elle ne peut se concrétiser que dans le respect d’autrui et de la loi commune. Et en termes politiques modernes, dans le respect du droit international. Il est évident que la barbarie dont a fait preuve le Hamas, qui se réclame de l’islam, est un blasphème du nom de Dieu qu’il pense honorer. Mais la violence inouïe exercé par l’État d’Israël, qui se réclame de la foi juive (En 2018, le parlement a défini Israël comme « État-nation du peuple juif »), en répression de ces actes barbares, est-elle pour autant justifiée ?

Les arguments souvent entendus à ce sujet estiment qu’Israël est un pays démocratique dont l’armée régulière se défend contre des terroristes qui en veulent à son existence-même. Qu’un pays attaqué puisse légitimement se défendre est incontestable (qui contesterait aux Ukrainiens de se défendre contre la folle agression russe ?), mais le caractère démocratique d’un État ne justifie pas qu’il puisse délibérément violer le droit international (comme c’est le cas des colonies juives en Cisjordanie) et encore moins qu’il utilise des moyens disproportionnés pour se défendre : la France démocratique a fait un usage injustifié de la torture en Algérie et les États-Unis démocratiques ont largué des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. La mort atroce et la prise en otage de centaines de civils justifie-t-elle des dizaines de milliers de morts palestiniens dans des conditions non moins terribles ? Autant d’enfants tués en 5 mois que durant 4 ans dans le monde entier ? Quand le président Macron affirme qu’« une vie palestinienne vaut une vie française, qui vaut une vie israélienne », il énonce une vérité profonde, expression de l’héritage judéo-chrétien dans lequel l’islam se reconnaît également (« Qui tue un être humain tue toute l’humanité » Le Coran). Mais elle se heurte à la macabre arithmétique de ce conflit, qui est qu’une vie israélienne vaut 30 vies palestiniennes. On rappelle aussi dans maints débats que le terrorisme islamiste est une hydre sans cesse renaissante qui a frappé de nombreux pays, jusqu’au marché de Noël de Strasbourg. S’il appartient de combattre sans faiblesse cette monstrueuse volonté d’imposer par la violence une vision du monde rétrograde, on ne saurait oublier que la rhétorique mortifère du terrorisme islamique s’alimente, entre autres, du conflit israélo-palestinien non résolu depuis des décennies.

Avant tout, comme le répète Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, la guerre ne peut se justifier (si guerre juste il y a !) que par un projet politique de paix, qui manque à chacun des deux protagonistes : la seule solution est donc la guerre pour la guerre, la guerre à outrance. Que celle-ci soit l’option suicidaire du Hamas, qui ne représente que lui-même, est vraisemblable, avec sa conception morbide du martyre propre à l’islamisme radical. Que cette absence de vision d’avenir et de paix soit partagée par un gouvernement israélien se réclamant du judaïsme est profondément choquant « Moi, je parle de paix, eux, ils choisissent la guerre » Psaume 120,7. Malheureusement, seule une solution imposée par les États-Unis, estime Élie Barnavi, permettra de mettre fin à la guerre.

Dans le domaine religieux, nous constatons une dégradation sans précédent du dialogue inter religieux dans notre pays. En fait, ce constat est fait partout en Europe, comme cela a été confirmé lors d’une récente rencontre de la Communion d’Églises Protestantes en Europe (CEPE). Ce blocage se traduit notamment par l’impossibilité de déclarations communes appelant à la modération et au dialogue, comme nous en avons fait la triste expérience au Comité Inter religieux de la Région, mais aussi au conseil de la CEPE qui n’a pas osé risquer une parole sur le conflit. Dès que l’on s’exprime, on est en effet sommé de prendre parti. Combien de fois n’avons-nous pas entendu l’interdiction du « oui, mais », qui est pourtant le fondement de toute pensée critique dialogique ? Comme le disait un membre du conseil de la CEPE, on ne peut que constater que deux vérités irréconciliables s’affrontent.

En ce temps où nous nous remémorons la passion du Christ, je ne peux m’empêcher de penser à la célèbre question de Ponce Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » Pilate s’est retranché derrière sa question pour n’avoir pas à se mêler de cette histoire intra juive, mais celle-ci peut être comprise dans une perspective positive : personne ne peut dire qu’il détient seul la vérité, et ce simple constat devrait permettre de renouer le dialogue. Les juifs de France se sont sentis incompris et abandonnés, et subissent de surcroît une recrudescence d’actes antisémites. Mais les musulmans se sentent tout autant méprisés et suspectés. Pour les chrétiens, qui n’ont pas non plus brillé dans leur histoire par leur tolérance et leur souci de paix, la vérité n’est pas un concept, une idéologie, ni même une conviction religieuse, mais une personne, le Christ : « Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Reconnaître la vérité dans Jésus le Christ mort et ressuscité, ce n’est pas adhérer à une doctrine ou une morale qui serait supérieure aux autres, c’est affirmer que Dieu lui-même n’est pas monologue, mais dialogue, qu’il n’advient que dans sa rencontre avec les humains ou dans la rencontre des humains entre eux, non dans des doctrines religieuses ou politiques, qui ne sont que les faux nez des intérêts de ceux qui les défendent.

Prions donc pour que l’esprit de rencontre et de dialogue du Christ inspire et libère tous les prisonniers de la violence. Alors la vie sera plus forte que la mort, comme au matin de Pâques !

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