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L'auteur Julien PETIT

Pasteur

Thème de la réflexion : Éthique

Tu ne tueras point

Du 24 au 26 juin 2022 ont eu lieu les Rendez-vous de la pensée protestante à la Faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-seine. Ils ont porté sur le thème : « Tu ne tueras pas. Regards croisés sur la guerre ». Les réflexions qui suivent, sans chercher à en rendre compte, s’en inspirent.

« Pour nous, la réaction fut immédiate : il fallait l’abattre » : ces paroles ont pu être entendues récemment. Elles font partie des innombrables témoignages exprimés lors du procès des attentats de novembre 2015. Elles émanent d’un commissaire de la Brigade Anti-Criminalité (BAC), premier policier entré dans la salle du Bataclan, au moment où sévissait encore l’attaque. Quelques secondes après, lui et son collègue tirent sur l’un des terroristes qui tenait en joue un otage, mais l’homme se faisait exploser.

Leur situation est celle d’une légitime défense. C’est aussi un cas limite à partir duquel la radicalité éthique du commandement « Tu ne tueras pas » se confronte au réel, ce réel dans lequel les loups ne deviennent pas fréquemment des agneaux, mais restent des loups, un monde où le mal et la violence sévissent jusque dans l’horreur. La guerre en Ukraine nous le rappelle chaque jour avec une autre ampleur encore, et alors qu’est vantée, selon la même légitimité, la défense héroïque de la nation assiégée.

Penser la paix et la guerre, cultiver les ressources d’une non-violence évangélique : voilà sans aucun doute un mandat éthique de premier plan pour les chrétiens. L’histoire des Églises est riche en la matière, depuis les premiers refus de servir dans l’armée romaine et les persécutions, jusqu’aux guerres dites « de religion », en passant par les plus fines théorisations de la guerre juste.

La situation évoquée plus haut peut être prise comme point de départ. Oui, il semble pertinent de considérer l’interdit formulé dans le 6e commandement à partir d’un cas extrême. Et de développer ainsi une éthique à partir de cette « possibilité limite », selon l’expression de Karl Barth : car tout un chacun peut se trouver face à une violence potentielle, celle d’un autre, ou la sienne. Dans les pages de son Éthique, le théologien en donne un autre exemple : la planche. Deux hommes se tiennent sur une planche au milieu de l’océan, planche qui ne peut en supporter qu’un pour ne pas couler. Est-il légitime dans ce cas que chacun lutte pour sa survie, et précipite l’autre à l’eau ? Au-delà du dilemme insoluble de « Tuer pour survivre », cette situation jette le trouble sur ce qu’on appelle très vite légitime défense. En effet, à partir de quels gestes interprétés comme menaçants, à partir de quelle seconde fatidique, où l’intention d’attaquer est perçue chez l’adversaire, est-il permis de riposter ?

Du face-à-face de la planche jusqu’à la situation de guerre et du crime de masse, les mêmes ambigüités persistent, et les mêmes questions demeurent. Qu’est-ce que lutter défensivement ? Que doit-on appeler une politique de défense ? Justifie-t-elle par exemple de déclencher une guerre préventive, ou de mener des « opérations extérieures » pour éliminer des groupes hostiles, avec le risque d’ouvrir de nouveaux fronts ?

Dans ce chaos moral, l’interdit du meurtre prononcé dans le commandement résonne de manière impérative. Il n’a pas d’objet, pas d’intention, pas de circonstances atténuantes. Certes il est assorti ailleurs de mesures légales précises, qui l’encadrent et en permettent, à titre exceptionnel, la transgression. Au nom d’une violence légitime d’état. Ce n’est pas le cas de l’enseignement du Christ, plus radical. Dans son enseignement, le commandement sort du champ de la légalité, il est retourné et intensifié. Retourné, car il s’agit moins d’arrêter le geste fatal que de faire grandir un autre regard porté sur l’ennemi : « Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent » (Matthieu 5.44). Intensifié, puisque l’exigence de pacification des relations doit gagner l’intention et l’intériorité, avant même d’arbitrer les actions visibles. Ainsi Jésus appelle à les siens à passer de la réponse pénale au meurtre à l’examen de sa propre colère (Matthieu 5.21-22).

Là, aux pieds du Maître, au contact des pierres acérées de sa Parole, nous comprenons que la seule considération des cas limites ne nous éclairera pas totalement. Nous voyons qu’il nous faut envisager des dispositions au long cours ; qu’il faut sans tarder mettre en oeuvre des attitudes et des actes prévenants qui donneront chair au commandement et l’inscriront dans des perspectives plus longues et plus constructives.

Ce fut la position de Barth qui, tout en refusant les absolus du pacifisme et du militarisme, considèra comme tâche prioritaire pour les Églises de délégitimer les discours guerriers. Plus encore, le développement et la diffusion, dans la deuxième moitié du 20e siècle, d’une théologie de la non-violence, portée par des figures aussi emblématiques que Martin Luther King, mais par d’autres encore, plus près de nous, comme le pasteur Jean Lasserre, le philosophe Lanza del Vasto ou le théologien mennonite Neal Blough, font écho au vœu de cette entreprise. Un tel engagement renverse l’adage romain, toujours salué comme point de vue réaliste : « Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), en : « Si vis pacem, para pacem » (« Si tu veux la paix, prépare la paix »).

Dans cet élan, le Conseil Œcuménique des Églises a par exemple consacré la décennie 2000-2010 à « Vaincre la violence », en introduisant, face à la trop grande évidence de la guerre juste, la notion de paix juste. Effectivement, dans bien des cas, construire la paix se révèle non seulement plus juste, mais aussi plus efficace que préparer la guerre, dont les conséquences à moyen et long terme sont généralement désastreuses et génératrices de nouveaux conflits.

Agir vrai : voilà ce qui reste toujours urgent et prioritaire pour les chrétiens, selon le théologien Stanley Hauerwas. Et porter du fruit en direction de la paix ne se mesure pas à la réussite de nos actions, mais par mais par l’inscription dans une fidélité à Christ qui, loin d’être irénique et insensée, loin d’être inactive, se traduit par une « patience devant le tragique ». Une patience nourrie d’espérance, et capable ainsi de nous garder des tentations du désespoir et de la violence. La patience comme la paix ne sont-ils pas d’abord des fruits de l’Esprit Saint en nous, comme le dit Paul dans la lettre aux Galates ? Nous ne sommes donc pas seuls dans cet effort, et Celui qui nous y aide est riche en bonté.

 

Pour aller plus loin

Ce que nous croyons – La guerre juste ?

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