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L'auteur Pierre Magne de la Croix

Pasteur, vice-président de l'UEPAL, président de l'Église protestante réformée d'Alsace et de Lorraine

Thème de la réflexion : Politique

Crises : qu’est-ce que la vérité ?

« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jean 18.38) demande Pilate.

Au temps des crises, crise du climat, crise en Ukraine, crise en France, on se demandera : où discerner la vérité dans les analyses, dans les présentations, dans les discours, mais surtout dans les mises en scène médiatiques, là où l’image, le paraître, ce qui est donné à voir, prennent un tel poids. Et une actualité chasse l’autre, une nouvelle crise ici pousse la précédente dans l’ombre, et on parlera de la plus récente.
La confrontation entre Pilate et Jésus est au cœur d’une crise.
Le responsable politique de l’ordre romain, Pilate, doit « prendre ses responsabilités » pour éviter une émeute lors d’une grande fête. Pilate, qui a droit de vie et de mort, est confronté alors à Jésus (Jean 18.28-38), nous rappelant que l’histoire de Jésus est inscrite dans notre monde, dans notre histoire, la plus belle et la plus sombre : les deux hommes échangent sur l’essentiel, sur la vérité de leur vie, de leur chemin, de leurs choix, de leur avenir. Jusqu’à la fameuse question de Pilate à Jésus :
« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jean18.38). Le texte reste sans « réponse », silencieux, laissant Pilate, et donc le lecteur, à sa question et à sa conscience.
« Qu’est-ce que la vérité ? » lorsque deux êtres humains se rencontrent, échangent, parlent, s’affrontent, sur des questions aussi essentielles que la vie et la mort, le vivre ensemble, le bien-être du plus grand nombre, l’avenir d’un peuple, gouverner au mieux.
La question de Pilate est celle d’un homme qui sait bien que les situations humaines sont tellement complexes que la vérité n’est pas évidente et on ne peut pas l’enfermer dans des catégories toutes faites. Et qui pourrait détenir la vérité sur telle ou telle crise ?

  • qu’est-ce que la vérité pour le juge chargé de décider s’il va retirer la garde de leur enfant à des parents alcooliques ?
  • qu’est-ce que la vérité pour le médecin devant le malade condamné qui lui demande avec tant d’espoir : « je vais m’en sortir, n’est-ce pas docteur ? »
  • qu’est-ce que la vérité pour une personne politique pressée par des journalistes d’exposer une situation complexe en 32 secondes ?
  • qu’est-ce que la vérité pour le policier qui doit maintenir l’ordre ?
  • qu’est-ce que la vérité pour un jeune coincé parfois entre deux cultures dont les valeurs ne sont pas toujours conciliables ?
  • qu’est-ce que la vérité pour Pilate, obligé de choisir entre la vie d’un innocent et la révolte d’un peuple manipulé, et qui a besoin d’un spectacle, d’une exécution, d’une élimination d’un gêneur ?

La situation est explosive et Pilate le sait bien : appelé à maintenir l’ordre public sur cette population qui lui est étrangère, Pilate se heurte à la relativité des cultures, et ceci dans un domaine d’autant plus bouillant qu’il touche à un élément important de l’identité de la population : la religion !

« Qu’est-ce que la vérité ? ». Le lecteur (vous, moi) de l’Évangile de Jean connaît pourtant une « réponse » : un peu avant, le récit biblique rapporte que Jésus dit : « Je suis le chemin, et la vérité et la vie » (Jean 14.6). Cela élargit la notion de vérité à deux éléments fondamentaux : la vérité n’est pas un texte, un dogme, un savoir, une affirmation intangible universelle et atemporelle, mais la vérité est une personne par définition non maîtrisable, non contrôlable, non enfermable. Et la vérité est, dans ce passage de Jean, indissociable du chemin et de la vie. Que serait une « vérité » qui ne mettrait pas en chemin, ne ferait pas avancer et qui ne serait pas liée à la vie et la capacité de partager la vie ? Ici c’est Jésus-Christ : ses paroles, ses actes, sa vie, sa mort, sa résurrection disent l’essentiel sur le monde, les hommes et sur Dieu.
Mais en disant que la vérité est un être humain, nous disons que l’essentiel se vit :

  • dans la relation à l’autre,
  • dans la reconnaissance de l’autre,
  • dans la parole échangée,
  • dans le silence et l’écoute,
  • dans le pain partagé,
  • dans la présence et le geste qui font du bien, qui font « avancer et vivre », chemin et vie.

C’est ce regard que porte Jésus sur Pilate, c’est ce regard que Pilate commence à porter sur Jésus ? C’est ce regard que nous pouvons porter sur tout être humain rencontré : pour dire ce regard et cette relation à l’autre, c’est le mot fraternité qui me vient le plus simplement. Ce troisième mot de la devise française, « fraternité », introduit en 1848, lors d’un rapprochement entre les forces républicaines et le christianisme social. Autant la liberté et l’égalité peuvent être perçues comme des droits, autant la fraternité est une relation, une manière d’être que chacun construit avec l’autre.

« Qu’est-ce que la vérité » dans nos crises actuelles ?
Le directeur du journal Réforme (souligne l’importance d’articuler « ordre et justice » :
« …nous avons opposé deux notions : l’ordre et la justice. Un camp défendait l’ordre, l’autre la justice. Toutefois, ne nous sommes-nous pas égarés collectivement en les opposant ? On peut certes mettre l’accent sur l’un ou sur l’autre de ces concepts. Mais les opposer, au prétexte d’une élection politique, est une grave impasse que nous avons empruntée. Peut-on concevoir une justice, juridique ou sociale, sans ordre ? Ce sera une forme d’anarchie et de retour à une violence généralisée. Peut-on concevoir un ordre de la société qui ne rende pas justice à chaque personne, quelle que soit son origine ou son parcours ? ».
(https://www.reforme.net 6 juillet 2023)

La présidente du conseil national de l’Église protestante unie de France estime « pourtant il faut parler » :
« … les pouvoirs publics en ont appelé « aux parents, aux éducateurs… ». Un proverbe africain dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant. Le village tout entier a failli à élever ces enfants. Aucune autorité n’a pu les faire grandir pour leur donner leur place au milieu de nous, et aujourd’hui c’est dans la violence qu’ils la prennent ou la refusent. Et qui les a aimés ?
La colère est légitime contre la violence, et contre l’injustice, l’exclusion, la pauvreté sans issue. Mais la colère doit trouver des supports pour se dire sans détruire, des langages pour être reçue, la colère doit être transformée pour construire un monde meilleur. Et pour cela, il faut des parents, des éducateurs, des instituteurs (même si le mot n’existe plus), des entraineurs sportifs ou des profs de musique, des soignants, mais aussi des services publics accessibles, des humains avec lesquels parler, et pas des dossiers à remplir en ligne et pour lesquels il manque toujours une nouvelle pièce… ».
(https://acteurs.epudf.org/actualites/societe/apres-les-pleurs/)

Le théologien Olivier Abel revient sur les émeutes à partir de son analyse de l’humiliation :
« …Il y a en tout cas un ressenti d’humiliation et d’absence de toute considération : beaucoup de ces jeunes ne se sentent pas aimés, voire, pour emprunter une formule à Paul Ricœur, ils ne sentent même pas « approuvés d’exister ». Cela mène à une lente dérive. Certes, il faut de la justice, des sanctions, il faut exiger des réparations, et c’est aussi une manière de prendre ces jeunes en considération. Kant rappelle que la sanction de la loi présuppose que l’on considère l’autre comme libre, et donc comme responsable de ses actes. C’est ainsi que l’on restaure la « dignité du sujet ». Tout expliquer et justifier, ce serait réduire ces personnes à des marionnettes de leur condition sociale. Cela rend très important cet acte de la justice, jusque dans son langage et ses rites. »
(https://www.reforme.net 13 juillet 2023)

« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jean 18.38) demande Pilate.

 

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